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Histoire d'une vie
Ernest Laloy
Né le 29 novembre
1852 à Rethel, il était fils d'un peigneur et d'une peigneuse de
laine. Sa mère, comme c'était un peu l'habitude en ce temps,
avait appris à lire et à coudre chez les religieuses qui se chargeaient
de l'éducation des petites filles. Elle s'était liée d'amitié
avec une fillette de son âge, issue d'un milieu plus bourgeois que le sien.
Cette amitié avait persisté suffisamment pour que, vers 1860/62,
cette dernière s'interessat au fils de son ancienne compagne et le fasse
admettre, malgré sa humble origine ouvrière, au collège Jésuite
de Rethel, fréquenté alors par les enfants de la haute société
rethéloise.
Intelligent
et travailleur, voulant par là-même remercier ceux qui lui permettaient
de s'instruire et de s'élever au-dessus de sa condition, Ernest fut bientôt
à la tête de sa classe. Ceci, loin de plaire, attira le mécontentement
des familles "bien pensantes" qui voulaient bien faire preuve de charité
chrétienne mais n'admettaient pas qu'un fils d'ouvrier pris le pas sur
leurs propres enfants. Une cabale fut montée, à laquelle eut le
tort de s'associer le directeur du Collège, qui craignait sans doute de
perdre les revenus que lui assuraient les riches bourgeois de la ville.
A l'époque du carnaval,
Ernest, convoqué par l'un des professeurs, reçut un peu d'argent
avec mission d'aller dans un bazar acheter le plus grotesque masque qu'il pourrait
trouver et de le rapporter au collège caché sous sa blouse d'écolier.
Ce masque étant censé servir à illustrer un cours, il ne
devait pas être vu sur le chemin par des passants...
Ne voyant pas de malice, Ernest alla se procurer le masque et revint au collège
en le dissimulant comme on le lui avait recommandé. Mais, intercepté
à la porte de l'établissement par le concierge, il fut conduit chez
le directeur qui le tança d'importance. Il eut beau se défendre
en accusant le professeur responsable, celui-ci nia bien évidemment. Le
scandale fut d'autant plus grand, qu'on soupçonna Ernest d'avoir volé
l'argent nécessaire à cet achat.
Chassé à grands reproches du Collège "qui avait pourtant
eu la bonté de l'accepter", Ernest n'oublia jamais la lâcheté
de ces "bourgeois" et "catholiques pratiquants". Et toute sa vie fut, de ce fait,
orientée vers la lutte des classes.
En 1870, après le
désastre de Sedan, Ernest, âgé de 18 ans, voulut s'engager
et continuer à défendre son pays. Mais, bien que né à
Rethel d'une mère française, il était le fils d'un Belge.
On commenca donc par l'incarcérer plusieurs jours, le temps de vérifier
son état-civil et de l'interroger sur les motifs qui le poussaient à
s'engager. Il dut opter pour la nationalité française avant qu'on
voulut bien de lui. Il fut alors incorporé dans l'armée de l'Est
(armée Bourbaki) où il connut le froid (il eut le nez et les doigts
gelés lors de la campagne menée en plein hiver dans les monts du
Jura), la faim, les morts que l'on enterre hâtivement. De défaites
en déroutes, son régiment fut finalement encerclé par les
Allemands, et se réfugia en Suisse en février 1871.
Le courage physique et moral
déployé par les troupes mal armées, mourant de faim et de
froid, vaincues moins par l'ennemi que par la désorganisation intérieure
du pays, lui avait laissé un mépris profond de la politique et une
affection sans aveuglement pour les hommes capables de supporter sans gémir
les pires tourments dès lors qu'il s'agissait de s'opposer à l'envahisseur.
Il rejetait absolument l'injustice et la violence, et par expérience, ne
croyait pas à la sincérité de l'amitié affichée
par les possédants vis-à-vis des pauvres dont il jugeait les intérêts
trop opposés.
Il ne raconta jamais par
la suite les événements de cette triste période qui l'avait
particulièrement meurtri dans ses sentiments patriotiques. C'est son épouse
qui transmettra à ses enfants et petits-enfants les quelques souvenirs
que j'évoque.
Rentré
à Rethel, ouvrier teinturier, marié en 1873, il finit par abandonner
sa ville natale où le marasme économique s'est installé.
Il retrouve de l'embauche à Sedan et s'installe à Floing, commune
voisine, où naissent ses trois enfants : Berthe en 1880, Céline
(mon arrière-grand-mère) en 1882 et Albert en 1889. Ils vivaient
chichement, comme tous les ouvriers de cette époque, de pain, de soupe
et de quelques légumes cultivés dans un petit potager.
Ardent républicain, anticlérical, il adhère au syndicat mais
le quitte, toujours hostile et méfiant à l'égard de la bourgeoisie,
lorsque, vers 1905, pour faire nombre, la cellule ouvrière s'unit à
la propagande socialiste (CGT), où Ernest croyait déceler, dans
la présence de fonctionnaires et de cadres ne défendant pas
les mêmes idéaux, l'intrusion capitaliste, politique contraire à
l'intérêt de la véritable classe ouvrière.
Marie
Joséphine MERIEUX, épouse LALOY, vers 1920
Lorsque la plus jeune de
ses filles, mon arrière-grand-mère, épousa le fils d'un artisan
plâtrier, il versa quelques larmes, vivant celà comme un reniement...
Sa fille aînée, Berthe avait épousé un ouvrier tisseur,
et son fils Albert était cordonnier et musicien à ses heures perdues.
Pendant la guerre 14-18,
ses deux gendres furent fait prisonniers.
Son fils avait été affecté comme brancardier dans les chasseurs
à pied du Colonel Briant. Il fut tué au cours d'un des plus terribles
bombardements de 1915 aux Eparges, en allant donner secours à un blessé
qui, dans sa souffrance, appelait à l'aide sa "maman". Albert n'avait pu
supporter cette plainte et, malgré ses camarades qui voulaient le retenir,
il sortit du trou dans lequel ils s'abritaient. Il avait rejoint l'agonisant lorsqu'un
obus les atteignit tous les deux. On les retrouva morts dans les bras l'un de
l'autre. Ils furent inhumés au cimetière dit "de l'Ouvrage".
Lorsque la paix revenu, le gouvernement accorda aux parents âgés
une pension dite d'ascendant, pour les dédommager de la perte d'un soutien
de famille, Ernest refusa avec colère de toucher ce qu'il appelait "le
prix du sang". "Son fils avait donné sa vie à la patrie, il ne l'avait
pas vendue !". Lorsque, convaincu d'un droit imprescriptible, il accepta enfin,
il décida que cet argent servirait simplement, et exclusivement, à
se rendre à Douaumont, sur la tombe de son fils et à la fleurir.
Ce que firent sa fille Céline et son époux, tant qu'Ernest vécut,
puisque malade il ne pouvait pas le faire lui-même.
Le gouvernement avait décidé
de rassembler à Douaumont les corps disséminés dans différents
cimetières éparpillés sur le champ de bataille. La possibilité
fut offerte aux familles de faire revenir dans leur localité leurs enfants,
gratuitement. Ernest refusa, disant qu'il fallait laisser ensemble ceux qui étaient
tombés ensemble pour le pays. Mais une autre famille de Floing avait choisit
de faire revenir leur fils dans le cimetière local. Après la translation,
le père fit la confidence que le corps qui leur avait été
ramené était celui d'un inconnu, parce que la machoire du corps
exhumé était complète, alors que son fils, avant la guerre
portait un appareil dentaire. Ce mort n'était pas leur fils... Peut-être
est-ce Albert, mort le même jour sur le même champ de bataille. Le
doute subsista, et l'on ne sait pas qui repose à Floing, qui repose à
Douaumont, sous des noms qui ne sont pas les leurs.
Ernest avait raison lorsqu'il conseillait de laisser ensemble ceux qui étaient
morts ensemble. Il avait, par expérience de sa propre guerre, assisté
à des inhumations hâtives, pendant ou après les combats et
si, par pudeur, il n'en parlait jamais, il savait combien les morts sont anonymes,
même sous des croix à leur nom.
En 1920, René, l'aîné
de ses petits-enfants (fils de Berthe), fut renversé à la nuit tombée
par un automobiliste qui ne s'arrêtat pas alors qu'il circulait à
bicyclette sur une route peu fréquentée à la sortie du village.
Transporté en brouette à l'hôpital de Sedan, il y décéda
pendant la nuit, sans qu'on n'eut pu rien faire pour le sauver. Il avait 16 ans.
Ernest décéda
en 1922, après des années de souffrance, atteint d'un ulcère
à l'estomac. A l'époque, on n'opérait pas et les remèdes
n'étaient que des palliatifs.
Ma grand-mère avait
huit ansà cette date et malgré ce jeune âge se souvenait fort
bien de son grand-père qu'elle décrivait comme "un homme grand et
maigre, au visage creusé par la souffrance et le chagrin, silencieux, rarement
souriant, les yeux graves, semblant voir "en dedans", et bien qu'il fut gentil
et patient avec ses petits-enfants, il était un peu intimidant".
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