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Souvenirs de guerre 1914-1918
Une enfance à Sedan par Jeanne Liégeois

Mes parents se sont mariés en 1912. Je suis née le 24 juin 1914. Un mois et demi après, c'est la guerre. Mon père, son frère Emile, les frères de maman et son beau-frère sont partis au front. Les années d'angoisse commencent, avec l'occupation allemande, les privations et les vexations de toutes natures.

La tante Lucie, soeur aînée de papa, est réquisitionnée en tant que couturière pour habiller les Allemandes qui accompagnent les troupes. Bien que mère de deux enfants en bas âge, maman l'est pour laver le linge des soldats. Normalement, elle devrait en être exemptée, mais le gradé chargé d'établir les listes lui a répondu que nous vivions dans la même maison que les grands-parents et que la plus jeune de ses belles-soeurs qui a 17 ans pouvait elle aussi s'occuper de nous.

C'est ainsi que fin 1914, alors qu'elle me berçait dans ses bras, assise au plus près de la salamandre qui chauffait la pièce, sa robe de chambre s'enflamma. Elle eut le réflexe de me poser sur le divan puis de se précipiter hors de la chambre en hurlant, suivie par mon frère aîné âgé de deux ans et demi, qui, de sa petite voix perçante, criait "au feu, au feu !"
Nous habitions au deuxième étage, au premier, la tante Lucie sortit de son atelier de couture, puis, réalisant, s'empara d'un manteau, rattrapa sa soeur dans l'escalier et la recouvrant du vêtement, esseya tant bien que mal d'éteindre les flammes attisées par l'appel d'air de la cage d'escalier.
Au rez-de-chaussée, grand-mère, entendant les appels, pompât à la hâte un seau d'eau dont elle aspergea le groupe de ses filles, arrêtant bien sûr le feu, mais l'eau en mouillant les tissus brûlés les incrustat dans les hanches et les cuisses de la plus jeune.

Famile LIEGEOIS à Sedan en 1916En l'absence de docteur français, tous mobilisés, il fallut recourir à un major allemand, lequel, il faut le reconnaître, se dévoua sans restriction au soins qui s'imposaient.
Il fit apporter aux grands-parents une baignoire de zinc dans laquelle, deux fois par jour, on immergeait la blessée puis, scalpel en main, secondée par la soeur aînée, il dut, lamelle par lamelle, couper la peau et parfois la chair de la pauvre enfant. Il fournit tous les médicaments nécessaires et les anesthésiants qui permettaient à la petite tante  de supporter ses atroces souffrances.
Bien mieux, il lui apportait, dans la limite de ses possibilités, des petites gâteries impossibles à se procurer à l'époque, sucreries, confitures, bière, car déjà âgé, maigre et laid, il était tombé éperdument amoureux de la grande soeur dans tout l'éclat de ses 27 ans, et essayait de se la concilier par son dévouement à la malade.
Dans la crainte de voir cesser ses soins, ma tante céda à ses sollicitations.

Une fin d'après-midi où Tante Lucie revenait de chez lui portant dans un cabat, de la bière, de l'huile et du sucre, elle fut rencontrée par un Feldgrau allemand qui ouvrit son sac et se mit en fureur et la mit en demeure de le suivre à la Feld-commandantur.
Ma tante faisant mine de trébucher heurta violemment à la bordure du trottoir, devant le gâchis, le soldat hésita à la conduire davant ses supérieurs. La tante le voyant incertain, lui offrit alors de lui fournir les jours suivants des victuailles, tellement rares, qu'il se laissa tenter.
Il l'escorta jusqu'à la maison, lui recommandant le silence sur leur transaction.
Pendant plusieurs jours, la tante n'osa plus sortir mais elle avait raconté l'incident au Major et celui-ci devant le danger d'une dénonciation qui pourrait lui coûter cher, se débrouilla et fit muter l'homme au front, celui-ci, même s'il se douta de qui lui venait cette sanction, n'osa rien dire par discipline entre un officer de ce rang et chacun égoïstement soupira.

Mais le Major lui aussi à son tour eut son changement ; la Petite Tante, puisque c'est ainsi que nous l'appelions, était sauvée mais pas encore rétablie. Le nouveau Major vint la voir, et mis au courant par les plaisanteries du mess de ce que tout le monde savait, il prit bien entendu la succession non seulement auprès de la malade mais insista pour bénéficer aussi des faveurs de la "grande" et dans l'inquiétude et la crainte celle-ci céda.
Toute la famille sans celà risquait la prison et la déportation, car c'était le lot commun de ceux qui étaient soupçonnés d'entente avec l'armée et de trafic de ravitaillement. Bien que tout le monde fut logé à la même enseigne, la bienveillance ne régnait pas forcément dans la population française.

L'armistice signée , la tante dans la crainte de représailles, parti en Bretagne sous le prétexte de renouer avec de la parenté que nous avions là-bas et dont nous étions sans nouvelles depuis le début des hostilités.
Elle ne revint que plusieurs mois après, quand les esprits calmés, chacun dans l'euphorie de la victoire, faisait table rase de ces anciennes rancoeurs. La famille elle-même fit le silence sur ces événements, et mon père rentré de captivité ignora toujours ce passé de sa soeur.

Si j"en parle aujourd'hui, c'est parce que maman m'a raconté les faits, et que ma tante décédée, il y a plusieurs années sans descendance, personne ne peut être éclaboussé.
Maman qui pourtant n'avait pas beaucoup d'amitié pour elle, me disait quelle abnégation il avait fallu à ma tante pour devenir la maîtresse de celui qu'elle appelait un "ouistiti pleurnichard" en repensant à la façon dont il implorait sa belle-soeur de ne pas être cruelle.

Le fait de savoir dans quelles circonstances peut se trouver une population asservie par l'ennemi m'a souvent donné à penser qu'il faut se méfier des jugements hâtifs, nul ne peut prévoir à quoi il sera exposé et quelle décision il lui faudra prendre pour se sortir d'un danger ou ne pas y plonger les autres.

Les souvenirs me reviennent à mesure que j'écris.
J'était pourtant bien jeune, mais certains faits prennent de l'importance sans doute à cause de l'époque somme toute anormale où nous vivions.

Un enfant, à présent, ne pourrait être étonné par un sapin de Noël, dès qu'il ouvre les yeux il en voit, non seulement chez lui ce jour là et les jours précédents, mais dans les rues, les vitrines.
Pour moi, en 1917, cela n'existait pas, et je sais que c'est Noël 1917 que j'en ai vu un pour la prmière fois, parce que c'était un sapin allemand, et qu'à Noël 18 les Allemands étaient partis. J'avais donc 3 ans et demi.

A côté de notre appartement, un logement était occupé par un officier allemand, c'était je crois, un Lieutenant, mais par ordre de maman, patriote à outrance, nous l'appelions Monsieur lorsque nous répondions à son bonjour ou bonsoir, mais sans lui donner son grade. C'était une petite insolence infligée à leur morgue militaire, mais cela c'était maman.

Ce jour-là, il rentrait chez lui au moment où je sortais de chez nous. Il me prit par la main - chose qu'il ne se permettait jamais - "viens "poupeche" me dit-il viens vois quelquer chose de joli" (il disait choli) et il me fit entrer dans ce qui était sa salle à manger. Sur une petite table était posé ce que su par la suite être un sapin de Noël, dans nos régions Noël c'était la crèche, le sapin n'existerait que quelques années plus tard.
"Attends", me dit-il, parce que je me préparais à me sauver, "attends tu vas voir", il se mit en devoir d'allumer des petites bougies fixées sur le sapin par ailleurs enrubanné de guirlandes argentées, en vérité je n'avais jamais rien vu d'aussi surprenant, mais malgré mon émerveillement, je m'efforçais de n'en faire rien voir.

"Chez moi me dit-il, aujourd'hui, partout des sapins beaucoup plus grands, et tout le monde chante et danse" puis il se mit à chanter en allemand et en dansant autour de la table essayait de m'entraîner dans sa ronde. Il était exalté et me fit vaguement peur.
Après un au revoir très sec, je partis et il eut un juron qui voulait dire je crois "sacrée mauvaise tête de Frantzousse" (phrase que je connaissais pour l'avoir entendu dire à ma mère).
Je dégringolais l'escalier à toute allure jusqu'au rez-de-chaussée chez mes grands-parents tout étonnés de mon apparition. J'avais l'air me dirent-ils d'avoir vu le diable, ma foi, je n'étais pas loin de le croire.
Ils m'expliquèrent qu'en Alsace et en Allemagne [ses grands-parents venaient de Lorraine], c'est ainsi qu'on fétait Noël en s'offrant des cadeaux, comme chez nous autrefois avant la guerre, le jour de la Saint-Nicolas ou aux étrennes. Evidemment, pour nous, cette année là, il n'en était pas question, "mais plus tard quand ils seront partis, on se rattrapera".

En attendant ces jours de liesse, grand-père réquisitionné pour vider les appartements laissés vacants par des familles déportées, nous avait rapporté un cheval mécanique, trésor inouï qui était un tricycle recouvert d'un corps en bois, surmonté d'une tête de cheval, quelque chose d'incroyable pour des enfants privés de jouets.
Il nous fabriquait aussi des "paquebots" avec une latte de bois dans laquelle des bouchons cloués figuraient des cheminées et que les jours de pluie nous faisions naviguer dans la rigole au bas du trottoir.
Pour le reste nous jouiions d'imagination, des brindilles, des jolis petits cailloux nous tenaient lieu de marchandise pour jouer à la marchande, et nous avions des poupées faites de vieux chiffons inutilisables pour autre chose.

Nous avions derrière la maison, invisible de la rue, un morceau de jardin qui nous fournissait quelques rares légumes et quelques fruits. A défaut de bière, avec les pommes, grand-père faisait du "cidre" et tant bien que mal, nous survivions, sans trop souffrir puisque nous igniorions le bien-être.

Plusieurs années après la paix nous serions encore chaussés de galoches à semelles de bois et tige de feutre qui nous tenaient les pieds au sec, mais bien lourdes, et des distributions de lait chocolaté chaud nous seraient faites l'hiver à l'école pour compenser l'insuffisance d'alimentation.

Les jours passaient, les vexations se multipliaient à mesure que les Allemands sentaient la victoire leur échapper. Les troupes quittaient Sedan allant vers le front.
Un détachement de cavaliers s'arrêta un jour devant la fenêtre du rez-de-chaussée où je me trouvais assise auprès de mon grand-père, une ordonnance s'avança et demanda un verre d'eau pour son officier.
Grand-père s'exécuta, mais un ordre rauque de cet officier ordonna à mon grand-père de boire une partie de l'eau qu'il venait de verser. Mon grand-père lui obéit et voulu, par hygiène, tendre un autre verre à l'officier. Celui-ci refusa l'échange, but ce qui restait d'eau, rendit le verre à l'ordonnance qui au lieu de le remettre à grand-père le jeta brutalement à terre où il se brisa.

Après leur départ, je demandai une explication à mon aïeul. "Il craignait, dit-il, que je l'empoisonne". "Et pourquoi ne l'as-tu pas fait" lui dis-je, emportée par le ressentiment que nous éprouvions tous, petits ou grands, contre l'adversaire détesté. "Si je l'avais fait tu ne serais pas là pour me le demander, ses soldats nous auraient massacrés et auraient incendié toute la rue" me répondit-il, "de toutes façons, ils sont fichus, et capables dans leur rage de toutes les horreurs" et de fait ils en donnèrent la preuve.

Quelques temps plus tard, en 1918, nous dûmes vivre plusieurs jours à la cave, à cause des bombardements terrestres et aériens. Nos caves étaient des anciens souterrains de la forteresse de Sedan, leurs voûtes nous mettaient à l'abri du péril.
Les adultes y avaient descendu des matelas, des ustensiles et même une grande cuisinière car nous y séjournions nuit et jour.
C'était pour moon frère et moi une aventure passionnante d'autant que, lorsque nous pouvions échapper à la surveillance de la famille, nous remontions vivement dans la rue pour voir évoluer les avions sans croire qu'il y eut du danger.
On nous récupérait rapidement avec forces réprimandes, mais sans nous punir, les grandes personnes étaient pleines d'indulgence pour les enfants privés de tout comme nous l'étions dans cette vie de cauchemar où chaque famille pleurait des morts et où les survivants ne savaient pas qui vivrait encore le lendemain.

Mes grands-parents avaient perdu leur fils aîné Emile, lieutenant d'infanterie, tué dès le 14 août 1914 lors des batailles dites "du Grand couronné de Nancy". Fils de Lorrains, il était mort sur le sol qu'ils avaient dû quitter en 1871 pour ne pas devenir Allemands. Le destin a de cruelles ironies.
Et mon père, leur fils cadet, était prisonnier depuis 1915. Celui-ci rentré à Sedan fut effrayé de nous voir Norbert, mon frère, et moi jouer aux "quilles" avec ce qui étaient des détonateurs, heureusement désamorcés, laissés en place par les soldats allemands, des masques à gaz et des casques à pointes que nous avions récupérés après leur départ !

Si mon frère était heureux d'avoir retrouvé son papa, il n'en était pas de même pour moi qui ne l'ayant jamais connu admettait mal qu'un inconnu brusquement survenu dans la famille puisse m'autoriser ou me défendre telle ou telle chose. Un certain temps de "rodage" fut nécessaire...
Ne serait-ce que l'obligation qu'il m'imposait de parler correctement (chose qui m'était possible) alors que je zézéyais parce que mon langage amusait mon entourage qui me traitait un peu en "poupée" y compris les ouvrières de l'atelier de couture de ma tante qui me paraient de dentelles et rubans dont elles avaient des chutes en abondance parce qu'elles habillaient, je l'ai déjà dit, les Allemandes qui accompagnaient les troupes, que la mode française ravissait à l'extrême et qui ne lésinaient pas sur les métrages de frivolités.

Puis la vie reprit un cours normal.

 

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© Lucile Houdinet - 2004